A l'aube de la guerre froide, une petite louve - Adazel

La truffe au vent, Adakite huma l'air chaud de cette matinée d'automne. Bien qu'elle eu rêvé jadis de la vie de solitaire, la louve se plaisait dans cette tranquillité que lui apportaient la meute et les terres du sud. Elle aimait la chaleur, et sentir les rayons du soleil dorer sa fourrure rousse était un de ses passe-temps favoris. Assise, tout en faisant sa toilette, elle parcourait des yeux la cime des arbres depuis lesquels les oiseaux chantaient et virevoltaient.
Devoir remonter au nord, dans le froid, ne l'enchantait guère. Pourtant c'était un mal nécessaire, et elle savait mieux que quiconque tout le mal que leur causeraient les hommes si la meute ne bougeait pas. Pour survivre, on ne peut pas faire du sur place, il faut constamment s'adapter et évoluer. Telle était la base du maintient des espèces dans la nature, et les loups n'y faisaient malheureusement pas exception.

Une fois sa toilette terminée, Adakite se mit en marche entre les rayons du soleil. Il faisait beau en cette matinée, malgré le fait que les feuilles soient encore mouillées de la pluie de la veille. Le sol boueux à moitié inondé ne tarderait pas à salir ses belles pattes blanches, mais tant pis. Il était l'heure pour la louve de jouer son rôle au sein de la meute. En ces temps de guerre froide, il était crucial pour elle de récupérer des informations ; le bruit de l'alliance entre le sud et le nord commençait à se faire entendre de toute part, Adakite devait aller surveiller les Originelles de près afin de contrecarrer tout plan qui pourrait porter défaut à celui de son alpha.

Ainsi la louve marchait à travers la forêt, en direction du territoire des Originelles. Comme si ça ne suffisait pas, il fallait que tout cela se fasse dans la boue. "Quelle poisse", pensa-t-elle. Adakite, la tête haute dressée sur ses longues pattes déjà salies, arriva à hauteur de la tanière des guérisseurs, qu'elle ne connaissait que très peu.

En s'approchant de la tanière des guérisseurs Adakite vit au loin une silhouette sombre se dessiner. Humant l'air, elle n'eut pas de mal à sentir l'odeur familière de la meute, et se permit de baisser un peu sa garde. En se rapprochant, la louve put constater que la silhouette n'était pas très imposante ; sans grande peine elle reconnut rapidement les courbes d'un jeune loup, à la fourrure noire comme l'ébène. Curieuse, Adakite s'approcha tout en constatant qu'elle n'avait pas encore été remarquée ; elle en profita pour mettre sa truffe à contribution, repérant ainsi une femelle. La rousse était sur le point de se montrer quand, à sa grande surprise, la jeune louve à peine sortie de la tanière sembla trébucher et tomba de tout son long sur le sol trempé, soulevant avec elle une multitude de particules d'eau boueuse.
Lorsqu'elle se releva, Adakite put alors entendre le signe de sa jeunesse, un petit rire enfantin trahissant son jeune âge. Presque attendrie par cette scène d'une légèreté à toute épreuve, la louve ne put s'empêcher d'esquisser un sourire en coin, à l'abri de tous les regards.

Quand tout à coup la jeune louve décida de se secouer pour se débarrasser - en vain - de la boue, et projeta dans les airs tout un tas de gouttelettes visqueuses dont la plupart vinrent directement se déposer sur la fourrure d'Adakite, propre de quelques minutes à peine. Le sourire qu'elle portait s'effaça bien vite lorsqu'elle se rendit compte qu'à son tour, sa robe n'avait plus rien de propre.

- Oh tu pourrais faire attention ! Pesta la rousse.

Puis elle s'assit afin d'entreprendre une nouvelle toilette, s'éloignant de la jeune louve noire afin d'assurer ce qui lui restait de propreté. Adakite n'avait pas de dent contre les louveteaux, mais qu'est-ce qu'ils pouvaient être agaçants des fois !

Une fois qu'elle eut fini tant bien que mal de se laver de la boue qu'elle avait reçue, Adakite posa les yeux sur la jeune louve, et fut frappée par ses yeux ; de la noiraude se dégageait un regard d'une couleur inédite, contrastant à merveille avec sa fourrure ébène. C'était aussi bien un regard de glace qu'un regard chaleureux, traduisant toute l'innocence d'un enfant. Adakite ne l'avait encore jamais vue sur ces terres, elle ne l'aurait pas oubliée. Intriguée, la louve se radoucit quelque peu.

- Qui es-tu petite louve ?

Adazel, guérisseuse. Enfin apprentie guérisseuse, puisqu'apparemment le vrai guérisseur s'était absenté, laissant derrière lui une jeune louve tout à fait innocente. "Elle parle trop", se dit Adakite qui n'avait pas l'habitude d'aligner plus de trois mots face à des inconnus. La noiraude semblait tout son contraire : bavarde, mais aussi chaleureuse quand Adakite pouvait se montrer aussi froide que la glace. Bruyante et empotée, quand Adakite était l'incarnation de la discrétion et de l'agilité. Toutes deux étaient très différentes, et pourtant la rousse surprenamment appréciait sa compagnie. Elle semblait à part, comme vivant dans un autre monde, loin des guerres, loin des hommes, loin des catastrophes naturelles qui s'emparaient de ces terres. D'un côté Adakite appréciait cette échappatoire qu'était la louve et que lui offrait le destin, d'un autre côté elle la méprisait quelque peu. Dans ce monde, on ne pouvait pas survivre ainsi, en jouant et en riant à tout bout de champs. Dans ce monde, la boue était le dernier des soucis. Mais c'était le monde des adultes, des grands, et elle n'était peut-être pas prête encore pour ça.
Elle était comme un bol d'air frais, qui permettait de s'éloigner le temps d'un instant de tous les problèmes.

- Je m'appelle Adakite, merci, se contenta-t-elle de répondre malgré le compliment du louveteau. Je ne cherche pas le guérisseur, je ne fais que passer.

Sa voix était posée, calme, en contraste parfait avec l'attitude de la jeune louve. Adakite la regardait sautiller dans les airs avec légèreté. Bien que le ciel se fasse menaçant, rien ne semblait pouvoir perturber la joie de vivre d'Adazel. Noire comme l'ébène, elle était pourtant comme un rayon de soleil à travers les nuages, une lumière dans l'obscurité. Peut-être était-ce grâce à ses yeux, toujours aussi brillants dans la grisaille. Elle avait ce petit quelque chose qui retenait Adakite, qui la faisait rester malgré son devoir.

- Alors comme ça tu aimes soigner les autres ? Nous aurons bien besoin de toi, bientôt.

La louve leva les yeux au ciel, fixant le ciel gris qui menaçait. Etait-ce un signe de la nature ? Un avertissement ? Cela ne présageait rien de bon à venir. En tant que louve du sud, Adakite croyait dur comme fer que la mauvaise saison amenait avec elle son lot de problèmes ; et cela s'annonçait particulièrement vrai cet hiver.

A en croire son enthousiasme, la petite semblait adorer ce qu'elle faisait. Il est vrai que les guérisseurs occupaient une place essentielle au sein des meutes, et que, à l'image du poste d'Adakite, ils joueraient un rôle central dans la guerre qui les opposerait aux Originelles. La guerre, quelle terrible épreuve pour une jeune louve comme Adazel, encore si frêle et innocente. Elle verrait des choses horribles, qui la changeraient à jamais. Tout comme Adakite avait vu les siens périr, la jeune louve se retrouverait en face à face avec la mort. Chaque jour, chaque minute, à chaque instant. Ce serait elle qui aurait pouvoir de vie ou de mort sur chaque blessé qu'on lui ramènerait. Une responsabilité bien trop grande pour une si petite louve. Une part d'ombre s'emparerait de son coeur comme elle s'était emparée de celui de la rousse. Il était encore si tôt pour ça.

Sous l'effet des mots de l'espionne, son sourire s'éteignit. Au fond il semblait qu'elle savait déjà ce qui l'attendait, mais ce ne sont pas des choses que l'on prononce à haute voix. Cependant, il valait mieux encore que ce soit cela qui éteigne son beau sourire que l'ennemi au sud. Malheureusement certaines choses étaient inévitables, et la guerre avec la meute Originelle en faisait partie.

Adakite ne répondit rien. Qu'aurait-elle pu dire à cette jeune âme qui allait perdre toute son innocence ? Qu'il n'y avait pas de quoi avoir peur ? Non, Adakite n'était pas une menteuse. Bien sûr que la jeune louve avait peur, et elle avait raison. Si elle avait pu la rassurer la rousse l'aurait fait, mais cela lui était impossible. Les loups des terres du centre étaient réputés comme étant des êtres égoïstes, vicieux, peut-être même dangereux. Il aurait fallu être stupide pour ne pas avoir peur de se battre contre eux.

- Justement, je partais sur les terres des Originelles pour tenter de recueillir des informations sur leurs mouvements, répondit la louve.

Adakite n'aimait pas prononcer le terme d'espionne à voix haute. C'était un mot fort, qui attirait les regards et les oreilles indiscrètes. Et comme sur ces terres on n'était jamais assez prudents, elle se contentait toujours de le supposer. S'il y avait bien une louve qui ne devait pas se trahir, c'était elle. Adakite avait toujours préféré rester dans l'ombre, et non sur le devant de la scène comme un alpha. Bien sûr elle aimait le pouvoir, mais celui que lui conférait son rôle d'espionne était tout autre : elle avait le pouvoir de détenir toute sorte d'informations, des plus futiles aux plus précieuses. Mieux encore, elle avait le pouvoir d'en faire don à qui elle souhaitait. Les mots constituaient sa plus grande valeur, lui assurant la vie n'importe où, elle qui détenait bien trop d'informations pour sombrer dans l'oubli. Et elle pouvait les déformer à sa guise, mêlant le vrai au faux, et le faux à la réalité. C'était ça, le vrai pouvoir. En tout cas, c'est ce qu'elle pensait.

La noiraude avait raison, le ciel s'était remis à faire des siennes. Il commençait à pleuvoir abondamment, au grand désespoir de la sudiste. Celle-ci leva les yeux vers la grisaille ; on ne voyait plus un bout de ciel bleu ou de soleil à l'horizon, il semblait que la pluie n'était pas prête de les abandonner de si tôt.

- Tout ça ne me dis rien qui vaille... N'as-tu pas peur que l'eau envahisse ta tanière ? Demanda-t-elle en se tournant vers la jeune louve, le regard inquiet.