Antipathie dans la prairie [PV Akéla]

Si Ciel savait où tu étais, il te tuerait. Bon, peut-être pas. Il n'était pas un bêta particulièrement violent, mais il avait été clair: il ne fallait plus entretenir de liens avec Keva, votre ancienne alpha. Elle pouvait être dangereuse maintenant, elle pouvait être une alliée de la meute Originelle. Elle n'était plus la louve qui vous avait dirigé: elle avait fait son choix. Pourtant, tu te trouvais à nouveau dans la prairie, terre du centre, les yeux observateurs, à la recherche d'une trace de la louve rousse qui avait marqué ton esprit. C'était plus fort que toi. Keva te rappelait ta mère. Cette dernière était partie depuis des lunes et tu n'avais aucune idée d'où elle se trouvait. Morte... La voix d'Adazel lors de la dernière rencontre de meute tournait dans ta tête. Par contre, tu savais où pouvait se trouver l'ancienne dominante du Sud et une part de toi espérait toujours la convaincre de revenir parmi les siens. Chez les Australes. Avec toi. Il n'était pas trop tard, non?

La dernière fois où tu avais mis les pattes en territoire ennemi, c'était pendant la guerre. Dans cette même prairie, tu avais trouvé les corps des loups de ta meute, ensanglantés. Le combat avait été difficile pour la meute du Sud. Beaucoup de morts. Tu avais quand même réussi à aider les tiens en chassant un loup ennemi qui fuyait le combat, en direction de tes terres, et aussi en suivant Keva, qui désertait votre meute. Tu avais été le premier à apprendre qu'elle ne reviendrait pas. Tu étais le dernier à toujours croire qu'elle pouvait revenir. Tu eues un peu de peine en pensant aux tiens, ces loups qui s'étaient admirablement battus. L'hiver et les prédateurs avaient balayé leurs dépouilles. Tu ne savais pas trop ce que tu espérais trouver ici. Keva était peut-être bien loin maintenant, et non pas avec les loups du centre. Et que lui dirais-tu, après tout? C'était une idée ridicule de la chercher. Un peu honteux d'avoir abandonné ton travail de sentinelle pour la journée, tu jetas un dernier regard à la prairie qui avait repris des airs enchanteurs. Les fleurs printanières poussaient maintenant dans l'herbe douce, encore d'un vert pur. Il n'y avait pas un loup à la ronde. Les Originels se faisaient silencieux. Il valait mieux partir avant qu'on te remarque. Il n'y avait rien à voir ici.

Sur la pointe des pattes, tu fis demi-tour pour retourner chez toi.

Sauf que tu n'étais plus seul.

L'intrus venait de bondir hors des herbes hautes et te prit au dépourvu en apparaissant derrière toi, sans prévenir. Bravo Elior, tu vas mettre ta meute dans le pétrin. Tu te figeas complètement, incertain de la décision à prendre maintenant, et tu te maudis mentalement de ne pas avoir remarqué sa présence plus tôt. Son odeur t'écrasait le nez maintenant, une odeur qui n'était pas des tiens. Il était trop tard pour revenir en arrière, maintenant. Le loup devant toi, au pelage noir et brun crème, t'était inconnu. Toi là-bas que fais-tu sur les terres de ma meute ? Un membre de la meute Originelle, alors. Une louve, aussi. Tu ravalas ta salive. Devais-tu fuir au plus vite? Non, elle était plus imposante que toi, elle ferait bien des dégâts si elle décidait de t'attaquer. Tu devais rester calme... mais ne devais-tu pas aussi en profiter pour prendre des informations sur la meute ennemie? Allait-on te donner un passe droit et te laisser rentrer chez toi? Tu ne savais jamais vraiment comment agir avec les autres, encore moins face à cette inconnue visiblement de mauvaise humeur de te voir sur son territoire. Tu gardas un silence qui s'étira, en fixant son air froid, si bien qu'elle te relança. Je ne suis pas la louve que tu recherches, mais qui es-tu donc ? Comment savait-elle que tu cherchais quelqu'un? Est-ce qu'un autre loup de ta meute était passé avant toi pour chercher Keva? Cette faible probabilité te réchauffa le cœur: tu n'étais peut-être pas le seul à mal vivre son départ.

Tu te raclas la gorge. Tu devais parler, mais tu ne savais pas si la franchise allait te sauver les fesses ou si le mensonge te tirerait du pétrin. Tu te décidas à lui inventer que tu étais un loup sauvage un peu perdu lorsque tu ouvris les lèvres et que les mots se mêlèrent sur ta langue:

—Je... Je ne voulais pas... Moi, je... Pardon... Um...

Une vague d'angoisse te saisit. Tu allais tout faire rater, ton père le disait souvent. Tu n'étais pas capable de réussir comme les autres. Tu faisais honte à ta meute, comment pouvais-tu prendre d'aussi mauvaises décisions? Hésitant, te balançant un peu sur tes pattes comme si tu pensais à t'enfuir, tu respiras fort et te lécha le museau pour faire évacuer ton stress et calmer la tempête dans ta tête. Réfléchis, Elior. Cette louve allait te prendre pour un fou... Peut-être pas pour une menace, alors. Tu optas pour la franchise.

—Elior. Je m'appelle Elior. Je suis désolé, je ne devrais pas être ici.

À ton odeur et ton stress, elle devait bien savoir de quel clan tu étais, de toute façon. Tu décidas de ne pas préciser et tu attendis de voir sa réaction.

Ne t'en fais pas, je ne vais pas te sauter dessus, du moins pas pour le moment ! Tu laissas échapper un petit rire nerveux, mais tu te calmas légèrement aux paroles de l'inconnue. Menaçante, mais aussi un peu ironique, visiblement. Disait-elle cela pour faire baisser ta garde, cependant? Était-elle sérieuse: allait-elle s'en prendre à toi quand elle aurait tiré ce qu'elle voulait de toi? Tu n'en savais rien. Tu connaissais les problèmes qui opposaient vos deux meutes, mais en vérité, tu ne savais pas si un loup du centre avait déjà attaqué un loup du Sud, outre pendant la guerre. Quel idiot, tu n'aurais pas dû venir ici. Dans ta tête, tu ne cessais de regretter ta présence dans cette prairie. La louve ennemie te demanda à nouveau ce que tu faisais sur ses terres, insinuant que ta meute avait déjà suffisamment pris de territoires aux siens pendant la guerre. La remarque te piqua au vif. Elle avait compris que tu étais du Sud. Visiblement, tu savais mal gérer tes émotions aujourd'hui.

—C'est un mensonge!

Ta voix venait d'éclater fort dans l'étendue verte. L'arrogance de l'autre louve t'avait provoqué.

—Nous avons perdu beaucoup à la guerre, même plus que vous. Nos loups, notre alpha. Nous n'avons même pas accès à de nouveaux territoires. C'est le Nord qui...

Tu t'arrêtas en plein milieu de ta phrase. Tu en disais trop. Et si Keva n'était pas véritablement avec la meute Originelle? Tu venais d'apprendre à l'ennemi que votre alpha avait déserté. Et quant au Nord... il valait peut-être mieux faire croire qu'ils étaient toujours vos alliés. En fait, l'étaient-ils? C'était un point que Ciel, votre bêta, devait éclaircir. Tu pris une grande respiration. Tout partait en vrille, il ne fallait pas se fâcher contre cette inconnue. Elle te semblait dangereuse.

—Je ne voulais pas mal faire en venant ici, mais je cherche quelqu'un, et j'ai des raisons de croire qu'elle soit passée par ici.

Tu n'osais pas demander clairement à la louve si Keva était parmi les siens.

La louve devant toi sembla pensive et tu regrettas encore plus tes paroles. Tu devais te taire et partir de cette prairie au plus vite, avant de mettre en péril les tiens. Vite, met fin à cette discussion. Pourtant, la réponse de la louve te surprit et tu te laissas convaincre de rester un peu plus longtemps. Elle te demanda comment s'appelait cette louve que tu cherchais, disant que vous pourriez vous aider. S'entraider... en quoi les loups du centre avaient-ils besoin d'aide? Pouvais-tu lui faire confiance, de toute façon? Mais l'inconnue ne semblait pas malicieuse cette fois, si bien que tu laissas échapper le nom de ton ancienne alpha.

—Keva...

Tu t'imaginas que la louve ennemie connaissait bien Keva, qu'elle t'amènerait auprès d'elle, parce que, comme le soupçonnait votre bêta, Keva était maintenant alliée à la meute Originelle, avec Varzar, le loup dont elle était amoureuse. Tu t'imaginas que Keva serait surprise de te voir, qu'elle te gronderait pour être venu si loin de tes terres, mais qu'elle te réconforterait en te promettant qu'elle tenait toujours à vous, qu'elle ne vous avait pas abandonné comme le laisser croire Ciel. Cette façon de penser était bien dangereuse, mais tu n'en voyais pas les conséquences, convaincu dans tes illusions.

—Et toi, comment t'appelles-tu?

Pour s'entraider, il fallait d'abord se connaître.

Akéla. C'était son nom. Elle avait perdu son air fâché et menaçant, à présent, alors tu te calmas un peu. Ce n'était peut-être pas une si mauvaise idée, ta visite au centre. Après tout, les loups du Sud et du centre n'avaient pas à rester ennemis pour toujours. Peut-être que tu ferais partie du scénario de réconciliation entre vos deux meutes. Peut-être qu'il y avait de l'espoir pour la paix sur vos terres. Ce qu'elle te dit ensuite te rendit perplexe. Varzar avait disparu. Son hypothèse te semblait plausible. Les deux dominants de deux meutes différentes qui disparaissaient au même moment? Deux loups qui, en plus, s'aimaient? Peut-être qu'ils avaient fuient ensemble, oui. Mais Varzar était-il prêt à laisser tomber sa meute? Même, à faire confiance à Keva, qui avait mené une guerre contre lui. Tu comprenais mal cette relation, de toute façon.

—Que veux-tu dire, Varzar a disparu? A-t-il dit où il allait?

Tu voulais en savoir plus. Peut-être que tu pourrais ramener cette information aux tiens. Elle te demanda ensuite pourquoi tu croyais que Keva était sur leurs terres. N'étaient-ils pas au courant de ce qui s'était passé après la guerre? Était-il possible qu'ils n'avaient pas la même perception des événements que vous? Gagné par la confiance, tu lui expliquas les péripéties des derniers mois.

—Après les combats lors de la guerre, Keva a fuit. C'est en partie ce qui a causé notre défaite. Elle n'a pas réussi à combattre Varzar parce que, à ce qu'on en sait, elle serait amoureuse de lui. Honteuse, elle a quitté les terres du centre, mais aussi les nôtres. Elle a abandonné son poste d'alpha.

Ton visage se couvrit d'une ombre, pour quelques instants.

—Les rumeurs disent qu'elle serait retourné auprès de vous... auprès de Varzar, en fait. Je suis ici parce que... Tu réfléchis à ce que tu désirais vraiment. Parce que je veux qu'elle revienne auprès de nous.

Tu ne réalisais pas que tu venais de montrer ta vulnérabilité à l'ennemi. Tu venais de présenter Keva comme un de vos manques. Ça pouvait jouer contre toi si Akéla en parlait aux siens. Est-ce qu'elle voulait te faire croire qu'elle ne vraiment savait rien sur la présence de Keva près de sa meute ou, au contraire, les Originelles ne savaient vraiment pas ce qui se tramait entre Varzar et sa douce? On pouvait facilement te mentir et tu n'en saurais rien.

La louve te demanda de confirmer si vous n'aviez vraiment plus d'alpha. Tu hésitas quelques secondes, conscient de ce que cette image disait de vous. Une meute faible, déconstruite, chaotique, sans dominante. Une meute facile à détruire. Une meute que ses ennemis ne verraient peut-être plus comme une menace... mais peut-être aussi une meute qu'ils pourraient éliminer en deux temps trois mouvements. Puis, tu repris tes esprits. Ce n'était pas vrai, vous n'étiez pas seuls et perdus. Tu devais le confirmer à cette louve du centre.

—C'est notre bêta, Ciel, qui a repris la tête de la meute. C'est lui qui gère nos affaires en attendant que Keva revienne... ou qu'un nouveau dominant prenne sa place.

Tu devais l'avouer, Keva ne reviendrait peut-être jamais. Mais tu tenais malgré tout à cet espoir. Le ciel se couvrit momentanément dans le ciel et l'éclat des fleurs autour te sembla terne. Les nuages noirs approchaient. La pluie viendrait sûrement aujourd'hui, tu devrais retourner au Sud. Mais la discussion te retenait. Akéla t'avoua que sa meute n'avait pas de nouvelles de leur dominant depuis la guerre. Comme eux, alors. Aussitôt, les loups de la meute Originelle te semblèrent moins menaçants. Malgré tout, tu ne pensas pas un instant à utiliser cette information pour leur nuire.

—Comment vivez-vous son départ? Votre meute se porte-elle bien?

Tu savais que pour la tienne, ça n'avait pas été facile. Du stress, de l'inquiétude, des doutes. Les loups avaient été à fleur de peau tout l'hiver, avant que Ciel ramène un équilibre. Était-ce sans ordre du côté du centre?

Elle hésita. Tu le sentis, mais tu ne remis pas en doute sa réponse. Toi aussi, tu ne savais pas comment formuler les choses, devant elle. Elle te dit que sa meute allait bien et qu'elle s'assurerait de t'avertir si sa meute avait des nouvelles concernant Keva et Varzar.

—Merci, c'est très apprécié.

Tu étais peut-être un peu naïf. Pourquoi viendrait-elle à toi avec ces informations, si elle les avait? Tu ne réalisais pas que Keva était maintenant plus des siens que des tiens. Tu aspirais trop à ce que tout rentre dans l'ordre, à l'époque où tu n'étais qu'un petit loupiot et où les loups de toutes les meutes avoisinantes se côtoyaient sans haine. Tu jetas un regard en arrière, vers tes terres, pensant à tous les loups de ta meute qui, maintenant, n'osaient plus approcher les Originelles.

—Je crois que nos meutes gagneraient beaucoup à faire la paix.

Tu ne réalisais pas non plus que la meute du centre avait beaucoup perdu, peut-être même plus que la tienne, et que la vengeance coulait toujours dans leurs veines.

—Cette guerre était ridicule. Tout serait plus simple si on partageait nos ressources. Nous pouvons tous recommencer à zéro, après tout.

Tu ne réalisais pas que la meute du centre avait le sentiment qu'on avait volé leurs ressources, justement. Tu ne réalisais pas qu'elle n'était plus la même meute qu'avant et qu'ils n'avaient pas le luxe de se relever comme les tiens. Tes mots étaient un peu insensibles.

Peut-être qu'Akéla t'en ferait payer le prix.