Les chasseuses boiteuses. [Azara et Lumka]

Azara ouvrit les yeux et fut aussitôt submergée de sentiments contradictoires. Soulagement. La guerre était histoire du passé, maintenant. Confiance. Ils avaient gagné. Beaucoup de loups blessés au Nord, mais peu de décès en comparaison à la meute du Sud. Même du centre. Incompréhension. Leurs alliés n'avaient pas tout à fait gagné, en revanche. Keva avait fuit, sans réussir à combattre leur pire ennemi. Confusion. Que se passait-il entre Keva et Varzar? Azara n'avait pas encore une réponse à ses questionnements, même plusieurs jours après les combats. Elle en parlerait bientôt avec l'ensemble de la meute. Mais il y avait du progrès dans leur situation. Ils prendraient possession de nouveaux territoires, très certainement.

La louve blanche tenta de se remettre sur ses pattes, mais la douleur la pinça aussitôt au cœur. Elle avait été blessée à une patte arrière pendant les combats. Les bons soins d'Imala lui avaient sauvé la vie, mais ce n'était pas sans conséquence. Elle réprima sa souffrance. Depuis leur retour au Nord, elle tentait d'éviter de montrer à tous à quel point elle avait mal. Elle était le bras droit de l'alpha. Elle ne pouvait montrer à tous sa faiblesse. Elle se l'avouait tout de même à elle-même. Quelque chose n'allait plus comme avant. Avec crainte, Azara pensa à sa mère, qui n'avait jamais plus réussi à chasser après une blessure à la patte. Le sentiment de déjà-vu lui donnait la nausée. La louve des neiges s'étira longuement. Elle tentait de rester active malgré tout. Ne rien faire paraître.

Certains loups se réveillaient aussi autour. Azara sortit de la tanière et croisa Lumka, qui vint vers elle. Azara, tu veux m'accompagner aujourd'hui ? Le cœur de la louve fit trois tours. Chasser? En sera-t-elle capable? Elle ne voulait pas montrer à la chasseuse qu'elle n'avait plus ses aptitudes. Mais à deux, ce sera plus facile. Elle pouvait se laisser une chance. Un sourire se dessina sur ses lèvres. Elle aimait tant chasser.

—Pourquoi pas?

L'atmosphère semblait plus douce, ce matin-là. La victoire de la guerre avait définitivement changer le moral des troupes. Azara laissa la louve grise se mettre en marche, suivant ses pas.

Azara fut soulagée lorsque la chasseuse lui proposa de chasser le lapin. Elle n'aurait pas réussi à suivre la trace de gros gibiers pendant des heures. Le lapin, en revanche, elle le connaissait bien. Suffisait de rester à l'affût, parfois, pour en attraper un au vol. Et à deux, tout irait mieux. Les deux louves s'éloignèrent des tanières et s'enfoncèrent dans la forêt de conifères. Je peux les pousser vers toi et tu n'auras qu'à les attraper au passage, ça te va? Azara leva les yeux vers sa compagne, un peu soupçonneuse. Avait-elle mal caché sa douleur, ce matin? Elle voulait paraître forte. Elle le devait. Elle hocha tout de même la tête au plan de la chasseuse. Elle eut une impression de déjà-vu, comme lorsqu'elle chassait avec sa mère. Elle serait silencieuse à présent, pour ne pas effrayer les petites proies. Azara avançait lentement, avec précaution, si bien qu'elle pouvait cacher ainsi sa démarche boiteuse. La truffe au sol, elle renifla pendant plusieurs minutes. Les odeurs se mélangeaient, mais il y avait définitivement des proies à proximité. Elle tenta de repérer des traces dans le sol gelé et enneigé. Bingo. Azara contempla les traces de pattes, qui menait quelques mètres plus loin. Entre le feuillage, elle repéra un lapin grisâtre. D'un petit bruit de gorge, elle attira l'attention de Lumka. Elle désigna le lapin d'un coup de tête.

—À toi de jouer, souffla-t-elle.

Azara se tenait prête pour attraper la petite bête quand elle détalerait.

Lumka avançait silencieusement sur le sol recouvert d'une fine neige. Les lapins avaient eux aussi une bonne ouïe, elles devaient être très prudentes dans leurs déplacements. Lorsque Lumka fut placée devant Azara, à quelques mètres d'elle, le lapin entre les deux prédateurs, la bêta savait que le moment viendrait bientôt. Elle sentit son cœur se mettre à battre un peu plus rapidement. Craintive, elle se demanda vraiment si elle arriverait à bien chasser, malgré la douleur à sa patte. Elle se mit à y penser et il lui sembla que la douleur se réveilla au même moment. Non, allons, tu peux y arriver. Ce n'est qu'un lapin. Lumka bondit hors des broussailles au même moment et en quelques secondes seulement, le lapin fila dans sa direction. En panique, le petit animal bondissait maladroitement à gauche et à droite, rendant sa route imprévisible. Azara se propulsa malgré tout vers lui grâce à ses pattes arrières. Grave erreur.

Elle échappa un couinement dans son saut et ne fut pas assez rapide pour ajuster sa trajectoire à celle de la proie. Elle l'érafla aux cuisses d'un coup de patte avant, mais la bête continua sa course. Peut-être que Lumka allait lui courir après. Il était blessé, il n'irait pas très loin, elle pourrait le tuer. Mais Azara n'y pensait plus. Elle s'écroula au sol en y retombant et dirigea aussitôt sa truffe vers sa patte. Sa blessure, qui avait enfin cicatriser, venait de se rouvrir à nouveau. Le sang perlait légèrement. Non, non, non. Un simple bond et elle revenait au point de départ? En temps normal, elle serait revenue sur ses pattes et aurait couru malgré tout derrière sa proie. Mais pas aujourd'hui, pas avec cette blessure qui l'angoissait tant. Sentant à quel point cette blessure à la patte allait handicaper son futur, Azara en oublia la chasseuse et la lapin en cavale.

Azara constata du coin de l'œil que Lumka filait vers leur proie, non sans un regard vers elle. Elle en fut reconnaissante. Une larme venait de naître à son œil et la louve blanche eut le temps de la chasser sans que personne ne la remarque. Elle ne voulait pas paraître vulnérable. Elle lécha le sang qui perlait de la plaie rouverte avec un brin de désespoir. Quoi faire? Ça ne faisait pas plus mal qu'avant, par contre. Elle devait le constater. La blessure était la même, elle ne venait pas de s'aggraver. Mais pourquoi la plaie ne voulait-elle pas guérir? Elle ne pouvait pas se permettre de rester assise à rien faire à chaque jour pour éviter un tel incident. Qu'allait-elle faire? Même Imala ne savait plus comment l'aider. La panique et la crainte lui serraient le cœur. Azara ne savait pas que Lumka avait vécu un incident semblable: la guerre avait occupé toutes ses pensées dans les derniers mois, elle en avait perdu des bouts sur les allés et venus des loups du Nord. Lorsqu'elle regarda la louve grise revenir vers elle avec un lapin mort dans la gueule, elle ne savait pas à quel point Lumka arriverait à la comprendre. Alors, elle tenta à nouveau de cacher son mal. Tentant de chasser la peine dans sa voix, Azara se râcla la gorge.

—Je m'excuse. Je n'étais pas assez attentive et j'ai fait un mauvais mouvement.

Elle se releva pour montrer à sa compagne que tout allait bien, mais aussitôt, sa patte arrière se mit à trembler. Elle se sentait faible. Du sang coula sur sa fourrure blanche, bien visible maintenant. Elle ne pourrait pas se cacher. Vide de tout espoir, Azara se laissa tomber au sol à nouveau. Tant pis pour ce que la chasseuse penserait d'elle. Personne ne la jugerait plus qu'elle-même le faisait.

Azara évitait le regard de la louve grise. Une bêta ne devait pas se montrer aussi faible devant les deltas de la meute. On trouverait qu'elle n'avait pas sa place comme bras droit de la dominante. Était-ce ce qu'elle craignait vraiment? La peur de perdre la place qu'elle avait durement gagné? Le poids de ses erreurs pesaient lourd sur ses épaules depuis sa rencontre avec Keva. Tout ce qui allait de travers depuis lui donnait l'impression qu'elle avait fait les mauvais choix. Et si on l'en accusait un jour? Lumka s'allongea près d'elle et observa sa blessure. Ça ne semble pas très grave, ne t'inquiète pas. Si Imala ne lui répétait pas elle-même la même chose depuis des semaines, Azara ne l'aurait pas cru. Elle regarda sa plaie, retenant ses larmes. C'était vrai, ce n'était pas si mal. Une cicatrice qui saignait à nouveau, c'est tout. Elle était loin de son état pendant la guerre, à deux doigts de la mort. Reprend sur toi, Azara. La bêta avait honte de son comportement. Elle devait se montrer plus forte, blessure ou pas. Azara lécha le sang de sa plaie et resta immobile jusqu'à ce que le filet de sang se cicatrise sur sa peau. Ça ne saignait presque plus, déjà. On réessaie ?

Azara remarqua que sa compagne reniflait l'air avec envie. Elle semblait sûre d'elle. Sa confiance coula un peu sur Azara qui hocha la tête, quoiqu'avec un peu d'hésitation. Elle lui donnait une seconde chance. Azara ne pouvait pas la laisser tomber. Elle pouvait encore chasser, elle devait simplement ne pas ignorer sa blessure cette fois. Ne pas faire comme si elle n'existait pas. L'assumer. Travailler avec elle. Elle se leva lentement et observa ses alentours, tout en demandant à Lumka:

—Changeons les rôles, cette fois. Je serai celle qui poussera la proie vers toi. Ça m'évitera de faire des gestes trop brusques.

Ça fonctionnerait. Elle avait espoir maintenant. Le vent monta et s'infiltra entre les branches des sapins de la forêt. Azara avança lentement vers une odeur qu'elle venait de pister. Elle avançait prudemment, ne faisant pas de bruit sur la neige tapée. Avec son bon flair, elle sentit la piste d'un lièvre, à quelques mètres de là. C'était parti à nouveau. Azara se faufila entre les buissons dès qu'elle remarqua la petite bête qui grignotait les racines d'une plante, les yeux vers le sol. Un regard vers Lumka, en position. Surprise, mon petit.

Azara bondit sur le lièvre qui sauta dans les airs, en effroi.

Tout se déroula en quelques instants. Le lièvre bondit dans les airs et fila droit vers Lumka en espérant se sauver des griffes de la bêta. La chasseuse quant à elle sortit au même moment des branches et plaqua la petite bête au sol à l'aide de ses pattes avant. Un craquement, une nuque brisée. C'était fait, aussi facile que ça. Azara lança un petit hurlement heureux lorsque Lumka revint vers elle, l'animal dans la gueule. Elles auraient deux lièvres à ramener aux leurs, ce qui réconforta Azara au fond de son cœur. Elle aurait servi à quelque chose pour nourrir les siens, aujourd'hui. Comment te sens-tu? Ça va? Azara avait oublié sa blessure. Elle jeta un regard oblique vers cette dernière. La douleur était faible, tolérable. Elle ne partait vraiment jamais depuis la guerre de toute façon.

—Tout semble sous contrôle, répondit-elle.

Elle se remit en marche et constata en effet que tout allait bien. La plaie ne saignait plus. Un peu plus en confiance, elle vint retrouver le lièvre abandonné un peu plus loin par les deux louves. Avant de le glisser entre ses crocs, elle jeta un regard à Lumka:

—Je m'excuse d'avoir paniqué un peu plus tôt. C'est juste que je traîne cette blessure depuis la guerre et j'ai peur de ne jamais guérir complètement. Je ne veux pas que ça m'empêche de chasser ou de servir les miens...

Mais ça ne l'empêchait pas, visiblement. Il fallait seulement être plus rusée que sa blessure.

—Mais ça semble bien fonctionner, chasser avec toi. Il faudrait définitivement remettre ça.

Peut-être que si elle répétait un peu cet exercice à chaque jour, elle reprendrait de la force? Mais elle se rappela qu'Imala lui demandait sans cesse du repos. Peut-être qu'elle devrait prendre son temps, aussi.

Azara fut surprise des paroles de la louve grise. Elle n'était pas à la guerre, parce qu'elle-même était blessée à ce moment. Une partie de chasse qui avait mal tournée. La louve blanche jeta des yeux désolés à sa compagne. Elle ne savait même pas. Elle avait eu la tête bien remplie avant les combats, elle en avait oublié de prendre des nouvelles des siens. J'ai eu peur de ne pas pouvoir chasser à nouveau. D’être inutile et de me couper d’une partie de moi. La bêta hocha la tête. C'était exactement ça. Être capable de chasser était une partie d'elle. C'était son héritage de sa mère, c'était son poste avant de devenir bêta, c'était son passe-temps, mais aussi son besoin. Si sa blessure lui coupait ce plaisir, elle serait malheureuse. Surtout, elle n'aurait plus la confiance nécessaire pour garder son nouveau poste. Elle avait besoin d'être maître de son corps. Ça a mis du temps, mais je vais mieux et je chasse en tenant compte de mes faiblesses. Elle avait raison. Azara venait de le constater. Elle devait prendre en compte ses faiblesses pour surmonter sa blessure et chasser normalement. C'était faisable, il y avait de l'espoir. Elle devait juste tenir à cette pensée et ne pas se mettre à déprimer. Elle dit toutefois à la chasseuse :

—Je ne savais pas pour ta blessure, je m'en excuse. Mais je me réjouis de savoir que tu vas mieux.

Lumka la regarda droit dans les yeux cette fois. Elle lui rappela d'être patiente, d'écouter son corps. Elle apprendrait à chasser avec sa blessure. Ce n'est pas moins honorable, ce n'est pas grave, tu apprendras. Azara fit tourner les paroles de la louve grise dans sa tête, réfléchissant. En vérité, elle s'accrochait à son réconfort et à ses encouragements. Elle avait eu si peur qu'on la juge pour sa faiblesse, alors qu'en vérité, Lumka la comprenait et la supportait. Elle lui sourit en retour.

—Merci, Lumka. Ça vaut énormément pour moi.

Elle se concentra sur le point de vue de la chasseuse, oubliant ceux qui pouvaient grogner contre elle dans son dos. Elle leur montrerait qu'ils avaient tort. Et cela commencerait par les proies qu'elle ramènerait ce matin. Elle demanda à son amie :

—Prête à ramener notre butin?

Azara pensa qu'il était triste qu'elle n'ait pas pris le temps de discuter avec Lumka plus tôt. Cela lui aurait sauvé bien des misères et des angoisses, un état dans lequel elle était restée tout l'hiver. Peut-être que la chasseuse se serait sentie moins seule, elle aussi. Peu importe. Au moins, maintenant, elle sentait envers la louve grise une certaine confiance. Les deux louves se préparèrent à amener leur butin à la meute, une petite fierté pour la bêta blessée. Pour des chasseuses boiteuses, je ne trouva pas cela trop mal comme prise ! Azara pouffa un petit rire. Elle aimait bien le titre. Des chasseuses boiteuses... rien à leur épreuve! C'est un bon début, et ça prouvera à tous qu'on est de nouveau opérationnelles. De bonne humeur, elle attrapa l'autre lapin dans sa gueule et déclara:

—Qui en doutait?

Elle, évidemment, là était la blague. Elle lança un regard moqueur à Lumka, capable maintenant de rire de ses propres moments de crise. La louve blanche se mit ensuite en route, la chasseuse à ses côtés. Elle avait un peu mal à la patte, la douleur revenait lentement, mais elle se sentait de bonne humeur et en confiance. Elle avait accompli quelque chose aujourd'hui et elle avait obtenu du soutien qu'elle s'efforçait peut-être de repousser depuis si longtemps. Ce n'était pas rien, lapins ou pas.

Lumka et Azara se rendirent à leurs tanières pour rapporter un peu de nourriture à se mettre sous la dent aux leurs. Les temps n'étaient plus aussi difficiles qu'avant et les loups du Nord ne mourraient plus de faim, mais on continuait de se réjouir de chaque bouchée avalée.

Azara se réjouirait de la chance qu'elle avait.

OUT