Journée grise

Une pluie fine tombait du ciel depuis la nuit déjà. Une telle journée grise arrivait quelques fois, entre les grandes chaleurs de l'été. La plupart des loups de la meute Boréale s'étaient réfugiés dans la forêt de conifères, à l'abris sous les branches des sapins. Azara, quant à elle, était restée dans la toundra. Elle laissait l'eau lui mouiller les poils, indifférente à l'humidité qui s'accrochait à son pelage. Le nez collé au sol, elle avança droit devant elle, attentive. La queue haute, les muscles tendus, elle tentait de retrouver la piste d'une proie qu'elle avait croisée un peu plus tôt et que la température avait brouillée. Il lui semblait sentir l'odeur d'un petit mammifère. Un lièvre? Une belette? Elle ne pouvait pas dire exactement.

La louve blanche continua de traquer sa piste, le vent faisant projeter la pluie tout autour d'elle. Le sol mouillé de la toundra était maintenant très glissant, ce qu'elle remarqua que trop tard, lorsque ses pattes avant cédèrent sous son poids. Azara tomba la tête première dans la terre boueuse, se cognant la mâchoire au sol, lançant un grognement agacé. Elle se releva tant bien que mal, secoua sa fourrure sale et aperçut un loup devant elle, une proie dans la gueule. Sa proie.

Quelques secondes suffirent à Azara pour reconnaître une jeune louve de sa meute, une femelle au pelage clair, semblable au sien. Même si la pluie embrouillait leurs odeurs, la louve blanche pensa qu'il s'agissait bien d'une des novices qui venaient de joindre les deltas de la meute. Une chasseuse? Azara en n'était plus certaine, sa tête ayant eu bien d'autres préoccupations à traiter dans les dernières semaines. Son ego fut blessé quelques instants. Une gamine est meilleure à la chasse que toi... qu'est-ce qui t'arrives? Puis, la bêta vit la jeune poser sa proie au sol, soumise. C’était ta proie ? Désolée, elle m’est passé devant le nez, je n’ai pas pu résister avec la faim qui me tiraille. Azara continua de l'observer. La jeune louve avaient les oreilles basses et la queue entre les pattes, bien décidée à remettre sa proie à une louve supérieure, malgré la faim dont elle venait de lui faire part. Ses yeux, qui étaient d'ailleurs verrons, n'exprimaient aucune malice à ce moment. Azara s'approcha et lécha doucement le museau de la nouvelle venue pour lui indiquer qu'elle ne lui en voulait pas.

—Tu as fait preuve d'un grand respect, petite.

Elle observa la carcasse du rongeur qui gisait à leurs pattes. Elle ne savait pas si elle chassait plus tôt pour satisfaire sa faim ou simplement pour s'occuper l'esprit. Elle soupira sans bruit.

—Mange, maintenant, dit-elle finalement en reculant.

Azara secoua son pelage. L'eau, salie par la boue accumulée par sa chute, s'envola de tous les côtés. Elle s'assit ensuite, les oreilles bien droites, à l'écoute. Avec la meute qui se tenait tranquille, à l'abri de la pluie, d'autres bêtes finiraient par sortir de leur cachette. Azara était certaine qu'elle flairerait une trace très vite. Elle observait l'étendue plate de la toundra quand son regard croisa à nouveau celui de la jeune louve. Azara demanda:

—Rappelle-moi ton nom?

Azara continua son guet en silence, la truffe dans les airs, bien décidée à attraper une autre proie avant de retourner vers les siens, à la forêt. Du coin de l’œil, elle observait tout de même la jeune louve. Imala. Telle était son nom. La jeune lui dévoila aussi qu'elle était une guérisseuse de la meute, ce qui raviva les souvenirs de la louve blanche. Alors, elle n'était pas une chasseuse. Pour une raison que Azara n'arrivait pas à expliquer, elle se détendit. Elle avait l'impression qu'elle pouvait finalement être utile pour cette louve. Elle avait horreur de ne pas pouvoir aider les siens.

Elle examina aussi son attitude. Toujours polie, respectueuse et soumise, Imala la remercia pour la proie, tout en la dégustant avec beaucoup d'attention, calmement. Cela rendit Azara perplexe. Elle ne mangeait pas avec excitation, comme les autres loups, ni même avec la fougue d'une louve affamée, comme elle avait prétendue l'être. Soigneusement, elle s'assurait de conserver quelques morceaux de chair. Pour moi? Non. Azara avait bien précisé que la proie était sienne. Pour les autres? Alors la jeune louve ramenait de quoi manger aux siens, bien que ce n'était pas son travail? L'ombre d'un sourire se dessina sur les lèvres de la bêta. Elle l'aimait bien, cette petite. Elle te rappelle toi. C'était ça. Azara aussi, quelques mois plus tôt, était celle qui veillait à chasser pour les siens. Le bien-être de sa meute avait toujours passé avant le sien. C'était ce qui l'avait amené à devenir bêta. Le souffle coupé, Azara dévisagea franchement Imala cette fois: et si elle était vouée à un bel avenir, elle aussi? Peut-être qu'elle pourrait l'aider d'ailleurs? Azara ne le savait pas à ce moment, mais avec tous les problèmes entre les différentes meutes du territoire, Imala venait de devenir une lueur d'espoir pour elle: une chance de faire bien, cette fois.

Azara n'eut pas le temps d'exprimer ses pensées: un mouvement attira son attention. Loin, probablement à plusieurs centaines de mètres, venait d’apparaître une proie. Un magnifique cerf. Un frisson d’excitation parcouru Azara, qui se leva sur ses quatre pattes aussitôt. C'était rare qu'une si belle bête apparaisse si haut au Nord. Même de loin, Azara voyait son imposant panache: un mâle. Les mâles étaient toujours beaucoup plus corpulents que les femelles. Elle ne voulait pas risquer de le chasser seule et de perdre une si belle pièce de viande. Toute la meute pourrait alors en profiter. Bien malgré elle, Azara se lécha les babines d'envie. Respirant à plein nez, elle se laissa enivrer par l'odeur de la bête qui broutait paisiblement, ne les ayant pas remarquées à cause de la pluie qui se déchaînait toujours. Les yeux fixés droits devant elle pour ne pas perdre l'animal de vue, Azara demanda:

—As-tu déjà chassé le cerf, Imala?

Imala eut l'air mal à l'aise. Bien évidemment, elle était trop jeune pour avoir déjà chassé une si grosse bête. Les novices qui en avaient la connaissance à cet âge ne pouvaient être que ceux qui se destinaient à des postes de chasseurs. La jeune louve grise avait l'air fébrile. Non, je n’ai jamais chassé le cerf, je ne suis pas très bonne à la chasse. À dire vrai, je suis plus douée pour sauver des vies que pour en prendre. Azara hocha la tête. Elle comprenait parfaitement et même si la jeune louve ne semblait pas très assurée, la bêta avait confiance en sa nouvelle protégée. Toujours sans quitter sa proie des yeux, la louve blanche dit :

—Tu sais que les hivers peuvent être durs, ici. Il arrivera un temps dans ta vie où la seule chose que tu pourras faire pour garder les tiens en vie, c'est de les nourrir. Dans un tel cas, tu dois être prête.

Azara croyait fermement à ce qu'elle disait. Et si tous leurs chasseurs perdaient la vie à un certain point de l'hiver? Alors, ils ne pourraient plus se nourrir. Non, ils devaient apprendre à se débrouiller seuls. En cas de besoin.

—J'ai confiance en toi. Suis-moi.

La jeune Imala était plus petite vu son âge: elle pourrait s'approcher sans bruit, même si elle était plus maladroite que la bêta. Azara, quant à elle, avait l'habitude. C'était sa mère qui lui avait appris la chasse et bien qu'elle était maintenant le bras droit de la meute, c'était ce en quoi elle excellait le plus. La queue haute dans les airs et la tête vers le sol, reniflant la trace du cerf, Azara avançait prudemment, tout en parlant à la jeune louve. Sa voix n'était qu'un mince souffle, mais la petite aurait une ouïe assez bonne pour l'entendre. Pas leur proie.

—Tu pourras chasser seule pour la plupart de tes proies, mais certaines sont trop grosses pour qu'un seul loup s'y attaque. Le cerf n'est pas le plus grand animal sur lequel tu pourrais tomber, mais le mâle est assez corpulent. Inutile alors de se jeter dessus rapidement. Tu dois le traquer.

Un mince sourire se glissa sur ses lèvres. Azara était imperturbable, le regard toujours fixé sur la bête qui continuait de farfouiller le sol en quête de nourriture, aveugle à leur approche.

—Tu dois d'abord t'approcher de ta proie. Laisse-la te voir. Nous voulons qu'elle nous voit. Ne passe pas à l'attaque avant qu'elle réagisse. Quand le cerf s'enfuira, c'est là que nous bougeons. Courre derrière-lui. Pourchasse-le. Nous voulons l'épuiser. Une grosse bête est plus facile à abattre quand elle est affaiblie et nous, nous avons suffisamment d'endurance pour le poursuivre sur des kilomètres. Quand nous rattraperons le cerf, nous pourrons d'abord lui mordre les pattes et les flancs. La perte de sang l'affaiblira encore davantage. Toutefois, c'est le cou que nous visons. La jugulaire.

Azara terminait son discours quand le cerf se figea devant eux. Il devait être à moins de 30 mètres d'eux à présent. La bête leva la tête dans leur direction, leur montrant son imposant panache. Ses yeux reflétèrent de la peur.

—Suis ton instinct.

La proie détala à toute vitesse. Elles aussi.

Imala suivait ses consignes avec le plus grand des respects. Lorsque le cerf s'enfuit en remarquant leur présence, les deux louves partirent à la course elles aussi. La jeune louve courrait rapidement pour son âge et était solide malgré l'eau qui recouvrait le sol. La proie, elle, l'était un peu moins. Les minutes s'écoulaient alors que les deux louves ne le quittèrent pas un seul instant, et la démarche du mâle commençait à devenir maladroite. La bête jetait des regards effrayés derrière son dos et secouait souvent la tête pour se débarrasser de l'eau qui devait lui brouiller les yeux. Pourtant, il était endurant. Le mâle ne baissait pas les pattes et continuait sa course effréné, se jetant de tous les côtés. Il changeait d'ailleurs souvent de direction, espérant probablement retourner vers la forêt de conifères, où il serait moins en vue qu'en plein milieu de la toundra. Les deux louves devaient agir avant de perdre la bête de vue. Azara bondit en avant, doublant sa vitesse, et tenta de mordre une des pattes du cerf: elle réussit, quoique maladroitement, effleurant la peau de ses crocs, et l'animal couina vivement, sans perdre son allure. La bêta jeta un coup d’œil à Imala, qui n'était pas très loin derrière elle. Elle lui cria, essoufflée:

—Continue de le suivre. J'ai une idée!

Azara bifurqua alors, s'éloignant des deux animaux. La pluie cacherait sa course aux yeux du cerf. Pourtant, elle resterait à la même hauteur que lui, simplement à quelques mètres à sa gauche. Elle voulait prendre de la vitesse, suffisamment pour surprendre le cerf par devant: il se retrouverait alors encerclé par les deux louves et aurait de la difficulté à fuir.

L'excitation avait définitivement gagné Azara. Une telle chasse ne lui était pas arrivé depuis... depuis la mort de sa mère. Elle serra les dents, doublant la vitesse. Ce n'était pas le moment de devenir nostalgique. Tout en courant, elle étira ses pattes et donna tous ses efforts pour aller plus vite. La pluie s'envolait dans les airs à chaque fois qu'elle retombait sur le sol gorgé d'eau. Elle pris de l'avance sur le cerf qui déambulait toujours, suffisamment pour se jeter devant lui au dernier moment.

Le mâle lâcha échapper un cri apeuré et arrêta sa course net, mais le sol mouillé de la toundra, lisse par la marre d'eau qui s'y trouvait, lui fit perdre l'équilibre. Le cerf tomba au sol dans un bruit lourd et, alors qu'il n'avait pas perdu sa vitesse, poursuivit sa course directement sur la petite louve blanche. Azara lança un jappement de surprise alors que l'animal imposant lui roula directement dessus. La moitié du corps coincée sous l'animal, elle tenta vivement de se déprendre. Le mâle secouait sa tête de tous les côtés, paniqué, de sorte que son panache s'enfonça à un moment dans la fourrure d'Azara et lui déchira la peau, du ventre jusqu'au dessus de son épaule. La louve lança un gémissement de douleur tout en tentant de se tirer de sa fâcheuse position. Elle ne voyait plus Imala. Tentait-elle de tuer la bête ou de venir aider la louve blanche?

Azara comprit qu'Imala avait bel et bien attaqué le cerf lorsqu'elle vit le sang de l'animal se mêler à son poil blanc. Elle se contenta de se protéger le museau et les yeux d'une patte alors que le cerf se débattait toujours, son imposant panache allant dans tous les sens. Elle entendit la nuque de l'animal craquer, presque avec soulagement. L'animal finit par cesser tout mouvement. Azara entendit la jeune louve faire beaucoup d'efforts pour faire bouger le mâle, jusqu'à ce que ce point terrible lui fut retiré. La bêta haletait rapidement à présent. Ne bouge pas pour le moment… Je vais faire en sorte que tu guérisses aussi vite que possible. Azara tenta de se relever pour observer sa blessure, mais la douleur fut soudainement si vive qu'elle se recoucha sur le flanc, sous le choc. Elle ne pensait pas que le cerf l'avait blessé aussi gravement. Son cœur cognait fort dans sa poitrine.

Imala commença par lécher sa plaie, qui brûlait fortement. Azara ne dit pas un seul mot, laissant la jeune guérisseuse faire son travail, tentant de se calmer. Elle ne connaissait pas grand chose de son côté sur ce métier. Alors qu'Imala observait les alentours, probablement à la recherche de plantes quelconques, Azara resta au sol, immobile. Elle ferma les yeux, laissant la pluie laver sa fourrure du sang de leur proie - et aussi du sien - qui l'avait salie. Elle retrouva son souffle et, malgré sa fatigue, elle se sentait heureuse après l'effort de cette chasse. Tout le monde mangerait aujourd'hui. Elles pouvaient être fières. La jeune louve revint avec des feuilles qu'elle mâchait. Azara la regardait du coin de l’œil, incertaine de ce qu'elle faisait. Elle se dit à ce moment qu'elle devrait peut-être en apprendre plus sur les soins par les plantes. Cela lui serait bien utile un jour.

Son regard dériva vers le mâle qui gisait à côté d'elle, pendant qu'Imala l'aidait toujours. Elle avait besoin de reprendre des forces, parce qu'elles devraient ramener l'imposante bête aux leurs. Une grande fierté berçait aussi son cœur: la petite avait réussi à tuer le cerf à elle seule. Sa grande écoute lui avait permis de mener cette chasse à bien. Elle s'adressa à Imala, toujours concentrée sur ses soins:

—C'était impressionnant. C'est du bon travail, Imala.

Parler était plus difficile qu'elle l'aurait cru. Azara se tut alors, attendant la suite.

Imala appliqua un espèce de pâte sur la plaie de la louve. Azara ne demanda pas de quoi elle était constituée. J’ai fait ce que j’ai pu avec ce qu’il y a ici, je pourrais faire plus quand nous serons rentrer si cela ne suffit pas… Est-ce que tu es capable de marcher? La louve blanche se remit lentement sur ses pattes. Ses muscles étaient douloureux, mais pas de sa blessure, simplement du grand effort qu'elle venait de faire. Un peu maladroitement, elle arriva à se mettre debout. Elle remarqua que sa plaie ne saignait plus, ce qui était une bonne chose. Sa fourrure était poisseuse, gorgée de sang dilué par l'eau et de boue. Elle fit deux pas, tout doucement. C'était douloureux: elle sentait que la peau, commençant à se cicatriser, s'étirait à chaque mouvement, mais la douleur était supportable. Elle se reposerait quand elles auraient retrouvé les leurs. Un peu inattentive, concentrée sur ses mouvements, elle sursauta quand elle entendit la jeune louve grogner, la protégeant. Un petit mammifère, un glouton, s'approchait d'eux, probablement attiré par la belle proie qui gisait au sol. La défense d'Imala poussa le prédateur à passer son chemin. La bêta remercia la jeune louve, tout en se disant qu'elles devaient quitter cet endroit avant que de plus gros prédateurs rappliquent. Azara marcha lentement autour du cerf, vérifiant toujours l'état de sa blessure. Elle dit alors:

—Je pense que ça va aller, si nous y allons tranquillement.

Mais comment ramener une si grande proie sans faire de gros efforts? Arrête de te plaindre, fais-le pour le bien de la meute. Azara secoua alors son pelage, pour se débarrasser du poids de l'eau, grimaçant un peu au mouvement, puis mordit à pleine gueule le cou de la bête. À reculons, elle tira le corps de l'animal sur le sol. Heureusement que la toundra avait un sol plat, avec peu d'obstacles: cela faciliterait le déplacement. Azara fit quelques mètres, bandant ses muscles de façon régulière, sans faire de mouvement brusque. Le goût de la viande dans sa gueule lui réveilla son appétit. Sa blessure ne la dérangeait pas vraiment, à présent. La pâte d'Imala semblait efficace. Toutefois, elle se doutait bien que la plaie recommencerait à saigner d'ici leur retour à la forêt de conifères. Elle pourrait au moins obtenir d'autres soins là-bas.

Azara fit alors un signe à la jeune louve, pour qu'elle l'aide à traîner le cerf. En prenant des pauses à plusieurs reprises, elles avançaient lentement vers la forêt.

Les deux louves continuèrent leur course, lentement mais sûrement. Lorsque Imala lui proposa de manger un peu de la proie, pour reprendre des forces, mais aussi alléger le poids du cerf, Azara commença par refuser, mais fut arrêtée par un profond gargouillis dans son ventre. Elle devait bien avouer qu'elle avait faim, en vérité. Elle observa la bête avec envie. La pluie s'était calmée, n'étant à présent qu'une fine bruine. Elles pouvaient bien prendre une pause.

—D'accord, je vais manger, mais seulement si tu reprends des forces toi aussi.

Elles avaient encore quelques kilomètres à parcourir et, à cette vitesse, cela pourrait bien prendre du temps. Azara se coucha lourdement sur le sol, gémissant doucement à cause de sa plaie qui lui fit alors souffrir un peu. Elle planta ses crocs dans la chair de l'animal, son appétit se réveillant vivement. Plusieurs minutes passèrent alors qu'on n'entendit que les deux louves se rassasiant, conservant avec précaution de la viande pour les leurs. Azara se lécha les babines, jetant un coup d’œil à la jeune louve.

—Au fait, dit-elle, j'ai oublié de te le dire, mais... je m'appelle Azara.

La louve blanche n'était pas certaine si Imala connaissait son identité. Elle était bêta de la meute depuis peu, après tout. Elle poursuivit la discussion.

—Dis-moi, as-tu de la famille dans la meute?

La question d’Azara mit la jeune louve mal à l’aise. Elle lui révéla qu’elle avait une sœur, une certaine Opale... une oméga. Azara hocha la tête, silencieuse. C’était une surprise, sachant qu’Imala avait tant de potentiel. Les omégas devenaient les souffres-douleurs de la meute parce qu’ils étaient faibles, ne trouvaient pas leur place. D’une façon un peu étrange, ils devenaient les boucs émissaires, nécessaires pour canaliser la violence intenstine d’une meute. Imala tentait d’éviter son regard et Azara regretta sa question. Elle faisait partie du problème, elle aussi. Elle ne traitait pas toujours bien les omégas.

—Je suis désolée. Ça ne doit pas être toujours facile.

Azara se rappela le petit rongeur que la jeune louve avait attrapé plus tôt. Elle semblait conserver de la viande sur la proie. Était-ce pour sa sœur? Probablement. Les liens du sang étaient parfois plus fort que la hiérarchie d’une meute. Azara soupira et dit :

—Tu pourras apporter de la viande à ta sœur, aujourd’hui. Je veux que tout le monde se nourrisse.

La meute Boréale avait perdu plusieurs de ses membres. À présent, Azara voulait conserver même les plus faibles. Ils auraient besoin de se soutenir. La louve blanche se remit sur ses pattes. Le ventre plein, elle se sentait déjà plus énergique. Elle observa sa plaie, qui ne saignait toujours pas. Elle lança à Imala, sur un ton jovial, pour calmer la louve qu’elle sentait nerveuse:

—On se remet à l’ouvrage?

La pluie recommença à tomber de plus belle au même moment. Au loin, elle entendit l’écho du tonnerre. Elle avait hâte de se mettre à l’abris. De plus, elle commençait à avoir hâte de retrouver sa solitude. La journée avait été longue.

Les deux louves retournèrent à leur besogne et bien vite, on n’entendit plus un mot. Peu corpulentes toutes les deux, en plus des blessures et de leur fatigue, elles commençaient certainement à manquer d’énergie pour ramener la carcasse aux leurs. La météo ne s’améliorait pas non plus et les nuages opaques rendaient l’atmosphère lourde et sombre. Bien qu’elles approchaient de la forêt, personne ne se manifestait pour les rejoindre: les loups de la meute Boréale dormaient probablement, ou s’étaient réfugiés dans les tanières, au sec. Alors que le souffle d’Imala devenait bruyant, Azara échappa la proie, qui glissa hors de sa gueule endolorie. Elle poussa un soupir, puis rejeta la tête vers l’arrière. Au creux de sa gorge naissa alors un long hurlement, qu'elle lançait aux siens, demandant leur aide. Tant pis si elle attirait des prédateurs: elle n’en pouvait plus.

Bien vite, des hurlements se firent entendre entre les arbres et certains loups émergèrent de la forêt de conifères. Leurs yeux s’agrandirent lorsqu’ils remarquèrent le cerf que les deux louves ramenaient à la maison. La bonne humeur se fit aussitôt sentir. Trois mâles prirent le relais et amenèrent la carcasse vers les tanières, alors qu’Azara et Imala suivirent derrière, retournant vers les leurs. La bêta pris le temps de respirer et marchait donc lentement. Sa plaie semblait vouloir recommencer à saigner, mais elle irait se reposer avant de demander d’autres soins à la guérisseuse. Elle lança d’ailleurs à Imala:

—Tu sais, je crois que j’aimerais bien en apprendre plus sur les plantes, un jour. Je pourrais te donner des trucs de chasse en retour.

Lorsqu’elles atteignirent la lisière de la forêt, Azara fut soulagée de quitter la pluie froide qui l’avait trempé jusqu’aux os. Elle se secoua doucement, pour ne pas réveiller la douleur sur son épaule, et laissa échapper un bâillement. Dormir. Elle voulait aller dormir. Elle jeta un coup d’œil à Imala, attendant de voir si elle avait autre chose à dire avant que les deux louves se quittent.

Imala lui suggéra de ne pas faire trop d'efforts dans les prochains jours, en plus d'accepter sa demande de lui permettre d'en apprendre plus sur le métier de guérisseuse. Azara la vit ensuite prélever un peu de viande sur la carcasse et partir à l'écart, après lui avoir accordé un signe respectueux de la tête. Azara sourit. Le torse bombé, elle regarda d'abord les siens se nourrir pendant quelques temps. Tout le monde semblait heureux et c'était bien sa récompense pour autant d'efforts. Bien vite, elle s'éloigna toutefois des siens et se dirigea vers sa tanière. Son ventre était plein, l'appétit n'y était pas: c'était la fatigue qui se faisait sentir de façon imminente à présent. Sa tête était vide: elle ne pensait plus à Keva, à l'hiver difficile qu'ils venaient de passer, au doute qu'avait semé Varzar dans sa tête, aux alliances et aux combats. Quelques secondes suffit avant qu'elle tombe dans un profond sommeil, noir comme la nuit.

OUT.