Éclaircicement (PV Elior)

Complètement borné, tu continuais de suivre Keva, même si cette dernière n'avait fait aucun signe de vouloir te parler. Ton enthousiasme t'avait rendu aveugle. La louve était plus rapide que ce que tu pensais, mais tu avais réussi à suivre sa trace, restant toujours à quelques mètres derrière elle. Tu avais bien constaté au fil du chemin que personne ne pourchassait ton alpha. C'était elle qui fuyait, tout simplement. Mais pourquoi? Tu avais entendu que les tiens avaient gagné la guerre. Pourquoi la louve n'était-elle pas heureuse? Où allait-elle? La tête plein de questions, tu continuais à avancer, malgré les doutes dans ton cœur. Pour le bien de la meute. Tu en faisais un devoir.

Vous aviez quitté la prairie de la meute Originelle. Vous étiez maintenant en terre neutre, tout près de la rivière, que tu entendais clapoter. Le bruit de l'eau masqua celui de la course de ton alpha, si bien que tu t'arrêtas net lorsque tu remarquas que tu l'avais enfin rattrapée et que la louve n'était plus en fuite. Keva était maintenant au sol, visiblement épuisée. Elle ne faisait plus un seul mouvement. Tu constatas d'un seul regard ses nombreuses blessures, de même que les soins bancals qu'elle avait reçu pendant la guerre. Une crainte traversa ton esprit. Était-elle morte?

Mais la louve répondit par elle-même en relevant vivement la tête vers toi. Tu sursautas et regrettas de ne pas avoir annoncé ta présence plus tôt. Tu ne voulais pas qu'elle te prenne pour un voyeur. Soumis, tu baissas rapidement la tête vers le sol et tu avanças lentement, prudemment, vers ton alpha. Elle reconnaîtrait son odeur, mais elle te reconnaîtrait aussi. Tu venais toujours vers elle après tes rondes. Le regard de Keva était si triste que ton cœur serra. Mais qu'est-ce qui se passe? Tu te dis que la louve avait sûrement perdu un être cher au combat.

—Keva... Est-ce que tout va bien?

Peut-être qu'elle avait besoin de se confier. Tu tentas de t'approcher à nouveau pour lécher le museau de l'alpha. Tu ne te doutais pas qu'elle n'était plus vraiment ta dominante.

Tu ne comprenais pas l'ampleur de la situation. Tu étais un bon loup, personne ne te retirerait cela. Tu avais fait tes traces en grandissant. Mais tu étais toujours un peu l'enfant dont ton père avait honte. Tu ne lisais pas toujours entre les lignes. Tu ne voyais pas la détresse réel de Keva. L'hésitation qui apparue sur le visage de ta dominante te fit déduire qu'elle était sous le choc, après avoir assisté à tant d'atrocités. Tu la comprenais. Les corps des tiens au sol t'avaient secoué aussi. Mais ce n'était pas ça. Je ne peux pas concilier tout ce que je suis. Tu ne comprenais pas trop, mais tu écoutais, la tête baisse. Je ne peux pas renier... Ce que je ressens. Tu cherchais la réponse à tes questions dans les yeux de la louve rousse. Que sentait-elle? Je ne peux pas continuer à me voiler la face, devant tous. Ton alpha cachait donc quelque chose, mais surtout à elle-même? Était-elle déçue de sa performance au combat? Doutait-elle de ses aptitudes d'alpha? La réponse était clair. C'était ça, c'était certain. Tu tentas un sourire réconfortant à la louve. Elle n'avait tellement pas à s'en faire.

—Je sais que ce fut une journée difficile, Keva. Nous avons perdu beaucoup des nôtres. Mais tout le monde va bien, aux tanières. Et nous avons gagné la guerre. Tout ira pour le mieux, bientôt. Nous en grandirons plus fort. Et c'est grâce à toi.

Tu te plantais une griffe dans l'œil en prononçant ces paroles, mais encore une fois, tu n'en savais rien. L'alpha s'était recouchée au sol, lasse de toute énergie. Tu avais envie de lui montrer que tu étais là pour elle et reconnaissant de son travail pour la meute. Mais comment? Tu jetas un regard à ses blessures et tu te dis que tu ne pouvais la laisser dans cet état.

—Veux-tu que j'aie chercher un guérisseur pour soigner tes plaies?

Tu ne comprenais pas pourquoi on l'avait laissé partir sans la soigner en premier lieu.

Keva refusa avec empressement ta proposition d'aller chercher de l'aide. Était-ce par fierté? Peut-être qu'elle ne voulait pas se montrer au Sud en étant blessée et affaiblie. Peut-être qu'elle voulait reprendre des forces par elle-même. Tu t'apprêtais à lui expliquer qu'il n'avait pas de mal à se montrer vulnérable après une telle guerre, mais la louve rousse parla à nouveau. Et ce qu'elle dit te choqua. Vous n'aviez pas gagné la guerre. En vérité, c'était la meute Originelle qui avait baissé les pattes. Les loups du Nord s'étaient battus jusqu'à la fin. Keva, elle, non. Elle t'avoua qu'elle avait fuit, ce qui faisait de votre meute des perdants. Nous sommes aussi perdant que la meute Originelle. Et tout le monde le sait à présent. Ton cœur se mit à battre rapidement. Non, ce n'était pas possible. Tu avais bien entendu, pourtant. Avais-tu manqué une partie de l'histoire? Tu suivais Keva alors qu'elle fuyait, après tout, tu avais manqué le véritable dénouement de la guerre. Mais tu ne comprenais pas toujours totalement pourquoi ta dominante avait fui pendant les combats. Cela nuisait à sa réputation d'alpha, bien sûr. Lorsqu'elle reviendrait au Sud, on la confronterait. Fort probablement qu'on se disputerait sa place au sommet de la meute. Mais elle était toujours une louve du Sud. Elle prendrait un poste moins prestigieux, mais pourrait toujours contribuer à aider sa meute. Keva t'expliqua que vous devriez vous débattre maintenant pour faire vos preuves. Tu n'aimais pas la façon dont elle se séparait déjà de vous. Vous allez parvenir à vous sortir la tête hors de l'eau, mais je ne peux rester à la tête de la meute. Keva avait les larmes aux yeux et elle était épuisée. Tu la comprenais. Tu voulais l'aider. Mais ses aveux te laissaient amer.

—Tu es toujours une louve du Sud, Keva. Même si tu ne peux plus être notre dominante. Ça sera difficile pour toi à vivre, mais les loups te pardonneront et nous grandirons plus fort de cette épreuve. Nous sommes capables d'accepter la défaite.

Une idée te torturait l'esprit. Tu avais passé tant de temps seul, avec toi-même, que tu ne savais pas si c'était une bonne idée de tout dire à ton alpha... ton ancienne alpha. De la pitié. Keva te faisait pitié. Elle souffrait et tu en souffrais aussi, mais tu ne pouvais t'empêcher de trouver son attitude un peu inappropriée. Tu étais ambivalent dans toute cette histoire, peut-être parce que tu n'en comprenais pas encore toutes les subtilités.

—C'est ton devoir de revenir expliquer à ta meute ce qu'il s'est passé à la guerre, tu ne crois pas? Fuir, n'est-ce pas une solution facile?

Tu avais du culot de lui dire ça, alors que tu ne t'étais même pas battu toi-même. Mais tu te disais qu'à sa place, tu reviendras au Sud pour clore l'histoire. Tu ne fuirais pas. Mais quelle était cette histoire, justement? Pourquoi avait-elle fui, mise à part à cause de sa défaite aux combats? Essayant d'être plus doux avec la louve rousse, tu demandas clairement:

—Keva, pourquoi exactement as-tu fui? Pourquoi n'as-tu pas combattu Varzar?

Tu ne t'attendais pas à la réponse qui viendrait.

Tu avais toujours été un peu zélé. Tu ne faisais rien à moitié. Tu avais la même attitude devant Keva, à ce moment. Tu voulais tout comprendre dans l'histoire de sa fuite, si bien que tu enchaînais les questions sans réaliser que la louve rousse aurait de plus en plus de mal à s'ouvrir à toi. Tu voulais savoir, parce que tu voulais aider. Keva, elle, ne semblait pas vouloir répondre. Ou peut-être y réfléchissait-elle, parce qu'elle resta silencieuse un long moment, alors que le soleil se couchait entre les arbres. Tu n'entendais plus que le clapotis de l'eau de la rivière, qui continuait de couler malgré le drame de la journée. Je... Varzar et moi... J'... De la pitié, oui, de la pitié. La louve forte, dominante, qui représentait ta meute, était écroulée au sol, incapable de trouver les mots pour expliquer le chaos dans sa tête. Et tu ne savais quoi faire devant elle. Les oreilles droites sur ta tête, tu attendais. Je suis amoureuse de Varzar.

Keva leva les yeux vers toi, comme si elle craignait ta réaction. Elle ne fut pas violente. En vérité, il n'y eut pas vraiment de réaction, sauf le malaise qui venait de naître en toi. Aimer... qu'est-ce que cela pouvait bien dire? Ce n'était pas des émotions que tu connaissais. Tu voulais aider les tiens, être généreux, donner le meilleur de toi-même. Pour être utile. Pas pour qu'on t'aime. Parce qu'on ne t'aimait pas particulièrement, tu le savais. Ton père t'évitait depuis toujours et avait honte du petit loup faible que tu étais. De ton côté, tu t'isolais depuis longtemps. Tu ne cherchais pas d'amis, tu ne connectais pas particulièrement avec les tiens. Tu n'étais pas un membre de la meute, plutôt qu'un pion dans la hiérarchie que tu occupais. Alors l'aveu de Keva te laissait perplexe. Tu n'avais jamais ressenti un amour assez fort pour te faire fuir ta meute en plein combat, pour faire perdre la guerre aux tiens. Tu restas silencieux.

Varzar était un loup ennemi. Le dominant de la meute adverse, celle à qui vous tentiez de voler des terres, pour votre survie. Keva avait le devoir de le combattre. De le dominer. Et elle n'avait pas réussi, parce qu'elle l'aimait. Ce n'était pas les sentiments de la louve rousse qui te dérangeait. C'était que ses sentiments mettaient en danger sa meute, à présent. Elle avait été égoïste. Et une part de toi réalisa qu'elle l'était toujours en décidant de fuir au lieu d'assumer son geste. Un faible grondement monta à ta gorge. Mais ce fut tout. Tu ne combattrais pas ton ancienne alpha. Mais tu ne pouvais plus lui faire confiance. Tu parlas à haute voix sans trop t'en rendre compte:

—Alors nous avons mis notre destin entre les pattes d'une louve qui se souciait plus de l'ennemi que de nous...

Un peu de colère t'habitait, mais tu te sentais surtout trahi. En revanche, une part de toi respectait toujours Keva. Tu voulais tout de même qu'elle revienne. Les choses pouvaient s'arranger, non? Le regard grave, tu lui demandas:

—Je comprends ce que tu peux ressentir. Mais il n'est pas trop tard pour te reprendre. Tu ne peux pas t'enfuir et errer seule. Nous pouvons encore t'aider.

Tu ne réalisais pas que Keva n'avait pas l'intention d'être seule. Elle avait peut-être honte de son amour pour Varzar, mais elle ne le niait pas.

Spoiler:

Tu t'accrochais à cette idée: Keva avait fait une erreur, mais elle pouvait la réparer. Revenir au Sud et laisser sa place d'une façon digne, pas en fuyant. Ses sentiments amoureux pour le dominant de la meute adverse te laissait un peu de marbre. Tu ne les comprenais pas, surtout. Ton entêtement commençait à agacer Keva, toutefois. Ça suffit! La louve rousse s'était relevée vers toi en grognant, le regard dur. Tu reconnus l'aura de ton alpha pendant quelques instants. Elle n'était plus la louve triste et épuisée, étendue au sol, comme tu l'avais trouvée. Elle se tenait maintenant ferme, la tête haute, les yeux plongés dans les tiens, très convaincants. Par réflexe, tu reculas d'un pas, les oreilles basses sur ton crâne. Elle t'intimidait en te regardant ainsi, mais elle le remarqua. Elle continua de façon plus douce. Je ne reviendrai pas dans la meute. Je ne peux pas et... Je ne le souhaite pas. Tu ne voyais plus les blessures de la louve. La trahison te brûla comme un fer chaud au cœur. Elle ne voulait pas. Tu n'arrivais pas à comprendre pourquoi Keva reniait sa meute. Qu'avaient-ils fait de mal? Qu'avais-tu fait de mal?

Une impression de déjà-vu te saisit à ce moment. Un souvenir que tu pensais avoir oublié commençait à faire surface. Ses contours étaient flous et tu te demandas si tu n'inventais pas tout ça. Ta mère. Ta mère, la louve sauvage, intrépide, aventurière, qui t'avait laissé seul avec ton père parce que tu étais trop faible pour elle. Elle avait quitté la meute avec tes sœurs. Sans toi. N'avait-elle pas dit la même chose? N'avait-elle pas dit qu'elle ne voulait pas de toi? Un mélange de colère et de tristesse monta à ta gorge et le visage de ta mère se superposa au regard sévère de Keva. Tu te sentis abandonné, même si tu n'étais pas particulièrement proche de ta dominante, et ce constat te fit perdre tous tes mots. Tu n'arriverais pas à la convaincre. Tu n'arrivais à rien de bon dans la vie, ton père avait raison.

Pendant plusieurs instants, tu gardas donc le silence, faute de mieux. Tu reviendrais donc aux terres du Sud bredouille. Oserais-tu dire aux autres ce dont tu avais parlé avec Keva? Oserais-tu leur dire que tu n'avais pas réussi à la convaincre de revenir? Non, peut-être pas. Tu ne ferais que les affoler et avouer ta faiblesse par le fait même. Peut-être qu'il y avait encore une chance que Keva change d'idée. Elle prendrait le temps de réfléchir à son geste et elle le regretterait. Oui, c'était ça. Naïf, tu te mis à t'accrocher à l'idée que la louve rousse reviendrait sur ses pas. Qu'elle reviendrait par elle-même à la maison. Mais tu avais compris que tu n'arriverais pas à la faire changer d'idée toi-même.

Le soleil s'était presque entièrement couché à présent. Il faisait sombre et tu savais qu'il serait plus sage de rejoindre les tiens maintenant. Tu ne pouvais savoir si des loups de la meute adverse rodaient toujours dans le coin, prêts à faire des siennes à cause de leur défaite à la guerre. Tu jetas un regard déçu vers Keva. Tu ne pouvais pas te convaincre que vos chemins se sépareraient là. Tu murmuras donc d'une voix basse:

—Alors aurevoir, Keva. Mais je suis certain que nous allons nous retrouver un jour.

Tu ne restas pas pour observer l'effet de tes adieux naïfs sur le visage de la louve rousse. Tu ne restas pas pour regarder son corps blessé et faible. Tu lui tournas le dos et tu filas entre les arbres, longeant la rivière, la laissant à sa nouvelle vie. Tu pris de la vitesse avant de t'arrêter un peu plus loin pour pousser un hurlement vers le ciel. Pour elle ou pour les tiens?

N'était-ce pas la même chose, à tes yeux?

OUT