Abysse [Adakite]

Adakite bouillonnait intérieurement. Elle qui était venue exercer son devoir en ces temps de guerre, se risquant à s'aventurer sur les terres ennemies pour pouvoir leur faire défaut, voilà qu'elle s'y retrouvait totalement bloquée. Pourtant il fallait s'y attendre, la louve n'avait pas quitté les terres Australes que les inondations s'étaient déjà installées sur une partie du territoire ; cependant, jamais elle n'aurait imaginé que les pluies s'éterniseraient et paralyseraient même les terres centrales. Grossière erreur de jugement qu'elle ne serait pas prête d'oublier. Elle était désormais prise au piège. Heureusement pour elle l'environnement dans lequel elle se trouvait lui était familier, puisqu'elle avait déjà pu fouler ces terres à l'occasion de missions passées. Mais dans ces conditions, c'était vraiment la poisse. Il pleuvait tellement qu'il était impossible d'y voir âme qui vive à dix mètres à la ronde, ce qui était très handicapant. Particulièrement sur le territoire de la meute Originelle.

Arrivée à la prairie, Adakite décida de faire une pause. Marcher pendant des heures sous la pluie l'avait fatiguée, et il s'était mis à pleuvoir si fort qu'elle ne pouvait presque plus avancer. Au loin elle pouvait apercevoir la rivière sortie de son lit, et les vagues d'eau boueuse qui ne tarderaient pas à la rejoindre. Aucun doute : elle était dans une impasse. D'autant plus que, même sous un épais filet d'eau, la prairie était loin d'être l'endroit le plus stratégique pour ne pas se faire repérer. Adakite décida de se ramasser à la lisière, espérant que les conditions météorologiques clouent bon nombre de loups de la meute sur place en attendant qu'elle trouve une solution.

Mais le repos fut de courte durée puisque malgré l'odeur forte de la pluie, elle parvint à discerner l'odeur d'un de ses congénères. Enfin, pas tout à fait ; il s'agissait d'une odeur forte, peu commune. Un Originelle donc. Malheureusement pour elle, la louve eut à peine le temps de lever la tête pour repérer l'inconnu qu'elle fut percutée de plein fouet. La masse qui s'abattit sur elle était si puissante qu'elle poussa un couinement et se retrouva projetée quelques mètres plus loin, roulant dans la boue. Surprise et quelque peu effrayée, Adakite se releva rapidement pour faire face au loup qui venait de la percuter. Elle reconnut facilement un mâle, fin mais puissant et qui portait une odeur singulière. Un loup que la rousse avait déjà eu l'occasion d'espionner à quelques reprises dans le passé mais toujours bien entouré : le mâle alpha de la meute Originelle, Varzar. Son sang ne fit qu'un tour : qu'elle était la meilleure option ? Fuir ? Trop dangereux. Adakite n'oubliait pas qu'elle était coincée par les eaux, et la pluie la ralentirait. D'autant plus que cela signerait son arrêt de mort. Se battre ? Non plus. Même si son physique était avantageux, elle se trouvait face à un mâle alpha qui avait du se battre toute sa vie, elle n'aurait aucune chance. Et même si elle en avait une, elle ne donnerait pas chère de sa peau lorsqu'elle rentrerait en terres Australes après avoir attisée les tensions, déjà bien présentes. Les tensions, mais oui. Dans un climat de guerre froide, où les intempéries venaient mettre un coup de bâton dans les pattes de toutes les meutes, toute rencontre était à envisager avec subtilité. Avec le bruit courant d'une alliance entre les meutes du nord et du sud, l'alpha ne pourrait prendre le risque de s'attirer les foudres du sud et de déclencher une guerre imminente. En tout cas, c'est bien là dessus qu'elle comptait.

Adakite fit ainsi le choix de ne pas bouger et de se confronter à l'alpha qui se dressait devant elle. Sur ses gardes, les muscles sous tension, elle ne dit pas un mot. La louve se contenta de le fixer de ses yeux gris, de son regard de marbre, impénétrable, en attendant sa réaction.

L'alpha était digne de sa réputation : impulsif, colérique, menaçant. Se retrouver face à lui pour la première fois dans cette situation aurait presque donné des frissons à la rousse qui, pourtant, ne craignait pas grand chose. Mais la colère d'un alpha en temps de guerre ne se provoquait pas, et Adakite se savait en mauvaise posture. Il fallait qu'elle réfléchisse, et vite. Chaque parole, chaque mouvement pouvaient signer son arrêt de mort, elle savait qu'il n'aurait aucune pitié à la tuer. Cependant, la louve crut voir une lueur passer dans les yeux du mâle ; un instant il baissa sa garde, s'adoucit, avant de se reprendre et de se montrer plus menaçant qu'avant. Cet instant la laissa perplexe. Que s'était-il passé au juste ? Est-ce qu'il la connaissait, ou bien l'avait-il confondue avec une autre louve ?

Ses questions resteraient sans réponse, puisque l'alpha ne tarda pas à grogner. Au fur et à mesure qu'il la menaçait il s'avançait un peu plus vers elle, appuyant sa froideur et sa colère. La louve ne voulait pas flancher, mais elle en était bien obligée. Baissant les oreilles et grognant à son tour, elle ne voulait pas se laisser faire mais fut contrainte de reculer de quelques pas. Puis elle décida de s'arrêter : s'il voulait bondir sur elle, dans cette pluie, et prendre le risque de se faire déstabiliser, qu'il le fasse. C'était peut-être sa chance, avec son agilité elle profiterait de cette occasion pour décamper de l'autre côté. Encore fallait-il qu'il le fasse, mais le mâle était certainement loin d'être stupide. Alors elle s'arrêta, le laissant s'avancer vers elle à sa guise, relevant la tête les oreilles en arrière. Son but n'était pas de le défier, mais Adakite ne se laisserait pas intimider. En tout cas, d'apparence.

- Je ne suis pas là pour causer des ennuis, je cherche simplement à rentrer sur mes terres, se contenta-t-elle de répondre d'une voix forte pour couvrir le bruit de la pluie qui tombait.

L'alpha n'avait pas à savoir ce que la louve était venue faire sur les terres de la meute Originelle. Tant qu'elle ne dirait rien il n'en saurait rien. Adakite était si versatile que se balader sur des terres neutres ou celles des autres meutes pouvaient paraître tout à faire banal, mais il douterait forcément de ses intentions. Ou alors ne valait-il pas mieux lui révéler son rôle au sein de la meute, afin de s'assurer qu'il la laisse en vie ? Jamais il ne tuerait une espionne, les renseignements qu'elle détenait étaient précieux. Adakite se devait de la jouer finement, quitte à impliquer son alpha qui lui avait donné des ordres précis.

Pendant quelques secondes, un silence s'installa entre les deux loups. Varzar la fixait, crocs découverts, mais plus calmement. Que se passait-il ? Incapable d'expliquer le comportement de l'alpha, Adakite tenta de le sonder du regard, plongeant ses yeux bruns dans ceux de l'Originelle. Pendant quelques secondes elle n'entendit plus la pluie. Une bulle se forma autour d'eux, plus rien n'existait. La rousse se retrouva plongée dans un océan d'émotions, de froideur et de noirceur. Tout ce qu'elle percevait n'était que colère, puissance et autorité. Mais la petite lueur qu'elle avait vu au début de leur rencontre était encore là, enfouie dans ces abysses sombres et mystérieuses. Que pouvait bien être ce petit éclat de clarté, parmi toute cette tension ?

Une présence étrangère la sortit de ses pensées. Un mâle apparut quelques mètres plus loin sur la butte, comme sorti de nul part. Il était loin, mais Adakite n'eut pas de mal à reconnaître le regard dans lequel elle venait de se plonger pendant de longues secondes. Un frère de l'alpha, sans aucun doute. Elle n'avait encore jamais eu l'occasion de le voir, mais la ressemblance était frappante. Il dégageait une aura tout aussi menaçante que charismatique ; nul doute qu'il s'agissait d'un mâle convoité.
Cette interruption sembla réveiller Varzar, qui reprit son air colérique et autoritaire. Et voilà qu'en un rien de temps, Adakite se faisait prendre prisonnière.

Ce qu'elle avait imaginé de pire en partant des terres Australes était en train de se produire. Etait-ce réel ? Comment avait-elle pu en arriver là, elle qui était une espionne si douée pour son âge ? En réalité, elle savait très bien comment cela était arrivé, la montée de la rivière à ses pieds était là pour le lui rappeler à chaque instant. Ainsi qu'elle l'avait craint, cette dernière l'avait prise au piège, coincée juste au moment où l'alpha le plus redouté de ces terres était passé. Adakite ne croyait pas au destin, et pourtant, elle se sentait trahie. Un simple concours de circonstances allait faire d'elle une prisonnière qui, malheureusement pour Keva, valait son pesant d'or.

La rousse se répondit pas aux ordres dans un premier temps. Ses pattes refusaient d'avancer et d'accepter cette situation si grotesque. Elle qui avait toujours rêvé de liberté, elle ne pouvait l'accepter. Cependant, la rivière derrière eux se hâtait pour sortir de son lit. En un rien de temps celle-ci lui avait déjà presque recouvert les pattes, tandis que l'alpha, son frère et un autre loup se tenaient à ses côtés pour l'escorter. Il n'y avait aucune issue, et même si il y en avait une, l'eau ne lui laissait aucune chance. Un concours de circonstances, encore. Ou peut-être pas.

Alors Adakite n'eut d'autre choix que d'avancer, et d'obéir. Elle ne savait pas où on l'emmenait, mais on l'emmenait loin. Parfois elle tentait d'opposer de la résistance, de s'arrêter, mais la rivière derrière elle lui rappelait que c'était soit ça, soit la mort. En soit, elle ne savait plus vraiment ce qui était le mieux. Mais elle tentait, par tous les moyens possibles, de leur mettre des bâtons dans les roues. S'ils voulaient l'emprisonner, elle ne leur faciliterait pas la tâche.

- Faire de moi une prisonnière ne vous attirera que des ennuis, vous le savez. Vous n'êtes déjà pas en très bonne posture, provoquer la meute Australe ne fera qu'empirer la situation, grondait-elle.

Adakite savait pertinemment que cela ne la ferait pas libérer, mais si elle pouvait provoquer un peu leurs consciences déjà tourmentées, elle le faisait avec plaisir.